by PATRICE DE BEER | 29 Janvier 1999
Article paru dans l’édition du 29.01.99
Selon une enquête effectuée dans onze villes américaines, 9 % des enfants de treize ans sont membres d’un gang et 17 % en ont fait partie. Ces statistiques du bureau de la justice pour enfants et de la prévention de la délinquance du département de la justice indiquent qu’il existait 31 000 gangs avec 846 000 membres en 1996, contre 100 000 membres en 1980. Leurs activités ne se limitent pas à chaparder dans les supermarchés ou à casser des voitures : le taux de criminalité chez les quatorze à dix-sept ans atteint celui des adultes.
Il y a deux ans, à un quart d’heure en voiture de l’endroit où se tenait la cérémonie d’intronisation de Bill Clinton, un gamin de douze ans, Darryl Dayan Hall, était sauvagement assassiné. Dans le quartier noir de Benning Terrace, à Anacostia – à la périphérie de Washington -, deux bandes d’adolescents se disputaient la zone, soit « l’avenue » et le « rond-point ». Issues du même gang – le Simple City Crew -, elles se livraient à une guérilla urbaine, terrorisant les habitants avec leur arsenal d’armes à feu, raconte Tyrone Parker. Cet ancien gangster a entrepris une médiation entre jeunes Noirs, contribuant ainsi à mettre fin au climat de violence.
Il explique comment ces gamins, parfois âgés de dix ans seulement, et qui étaient devenus de véritables experts en pistolets, s’entretuaient sans vraiment savoir pourquoi : pour des raisons d’honneur, de conflit territorial, d’arnaque ou de trafic de drogue. Mais aussi pourquoi ils ont pris le chemin de la délinquance : familles désunies, absence de principes moraux et de modèles à suivre dans leur entourage, nécessité de survivre dans un environnement hostile, absence d’infrastructures sociales, manque de confiance dans leur capacité à vivre normalement ; volonté enfin de se créer une identité au sein d’un groupe. Depuis deux ans, la plupart des gosses de Benning Terrace ont repris le chemin de l’école ou ont obtenu un emploi à l’office des HLM de Washington.
Si cet exemple montre que l’on peut se sortir de la violence dans les inner cities, les centres- villes déshérités, il est malheureusement isolé. Et la baisse de la criminalité juvénile depuis 1993 n’empêche pas que le taux actuel demeure de plus de 50 % supérieur à celui du milieu des années 80. Selon le professeur Emilio Viano, de l’American University, 62 % des meurtres commis par des adolescents le sont avec des armes à feu, et le quart des jeunes qui sont arrêtés dans les grandes villes sont armés. La facilité avec laquelle on peut se procurer une arme à feu en est largement responsable.
Le trafic de drogue joue un rôle crucial dans les activités des gangs, même si, selon Jeffrey Butts, de l’Urban Institute, le crack a perdu de sa popularité chez les jeunes. Le professeur Viano établit un parallèle avec la situation économique dans les banlieues françaises, « entre les Algériens dans la banlieue parisienne et les immigrés mexicains, même si les différences entre classes sociales sont beaucoup plus marquées aux Etats-Unis ». Des chiffres récents indiquent que les gangs de Latinos sont devenus presque aussi nombreux que ceux composés d’Afro-Américains (43 % contre 48 %) ; les Asiatiques représentent 4 %, et les Blancs 5 %. Mais, contrairement à la tendance générale, les activités de ces derniers n’ont pas baissé. Cependant, le taux d’homicide chez les Noirs de quatorze à dix-sept ans demeure six fois plus élevé que chez les jeunes Blancs et, entre dix-huit et vingt-quatre ans, il est dix fois plus élevé.Quelles sont les raisons de cette baisse de la criminalité ? Est-ce la répression tous azimuts ?
En fait, selon Jeffrey Butts, les causes sont diverses et d’abord économiques : avec le taux de chômage le plus bas depuis des décennies, davantage de délinquants ont trouvé un travail, la possibilité de survivre en jouant le jeu. D’où une amélioration de la sécurité dans les rues et la renaissance des centres-villes. « Vous avez en Europe une idée fausse de la politique répressive », ajoute le professeur Viano. Le combat contre la délinquance juvénile est aussi préventif : lutte contre l’absentéisme scolaire, « présence quotidienne d’un policier dans presque toutes les écoles, où ils apprennent à connaître élèves et parents ; cela peut vous paraître de la répression, mais c’est en fait de la prévention ». En revanche, l’exil de jeunes gangsters dans des villes éloignées n’est guère probant ; il a surtout permis à ces gangs d’essaimer à travers le pays. La police de proximité – M. Clinton a promis de recruter 100 000 nouveaux agents – joue aussi un rôle-clé : sa présence dans les rues, où elle établit le contact avec la population locale, a réduit le taux de criminalité.
Ce déploiement massif, comme dans le métro new-yorkais, a réduit les possibilités d’agression. Davantage que de « tolérance zéro », M. Viano préfère parler de « réparer les fenêtres cassées », une politique visant à intervenir au moindre problème dans un quartier. La police de New York, explique le spécialiste de la délinquance à l’Urban Institute, Jeff Roth, peut également améliorer son budget par le produit des confiscations de biens des criminels.
A Boston, ajoute-t-il, la police a mis en place le « Boston Gun Project » : on cible un gang de jeunes parmi les plus violents, on arrête ses dirigeants pour des motifs divers, puis on menace les autres gangs d’agir de même avec eux s’ils continuent à faire usage de leurs armes. Résultat : le taux d’homicide chez les jeunes a baissé des deux-tiers. Mais ces experts considèrent que l’incarcération massive de délinquants et même la peine de mort n’ont qu’une faible vertu dissuasive. Le risque de se faire prendre n’est pas bien grand, et le profit du trafic de stupéfiants ainsi que l’excitation de la violence sont plus attrayants. La tradition de West Side Story reste bien vivace.
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